DANIEL ROCHE (1935-2023)

 

L’historien Daniel Roche, qui vient de nous quitter, a été un compagnon de route de la Société française d’études du dix-huitième siècle. Professeur honoraire au Collège de France, détenteur de la chaire de l’histoire de la France des Lumières, il avait commencé sa carrière comme assistant à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, avant de rejoindre l’université de Paris VII entre 1974 et 1977, puis de devenir professeur à l’université de Paris I et à l’Institut universitaire européen (1985-1989).

Il se lance au début des années 1960 dans une thèse sur les académies et académiciens de province au siècle des Lumières. En travaillant à une histoire des fonctions urbaines, à l’instar de l’historien Jean-Claude Perrot, il en investit les dimensions culturelles et intellectuelles et repère les éléments dynamiques de la genèse de la ville moderne. Le Siècle des Lumières en province, publié en 1978, apparaît d’abord comme un livre d’histoire urbaine qui cherche à peser les nouveaux contours culturels du fait urbain.

Il multiplie dans les années 1970 les enquêtes sur le travail intellectuel, les bibliothèques, l’histoire du livre, comme sur les voyages et la correspondance. Cette extension du domaine de l’histoire sociale tient son unité à une volonté de jeter les bases d’une méthodologie nouvelle sans se replier sur les limites d’une histoire antiquaire de la République des Lettres. C’est ainsi qu’il développe très tôt des collaborations interdisciplinaires : en histoire du livre avec les bibliothécaires, en histoire littéraire avec les spécialistes de littérature, en histoire des savoirs avec les historiens des sciences, et reste attentif au questionnement proposé par la sociologie de l’éducation ou celle des élites.

Un second axe de recherche concerne l’histoire des cultures populaires avec Le Peuple de Paris : essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle (Paris, Aubier, 1981), fondée sur une vaste enquête dans les archives notariées de Paris puis avec l’édition du Journal du compagnon vitrier Jacques-Louis Ménétra (Journal de ma vie, Paris, Montalba, 1982). Cette attention portée à la matérialité du petit peuple de Paris l’incite à approfondir l’histoire de la culture matérielle, comme il le fera dans deux grands livres : La culture des apparences : essai sur l’histoire du vêtement aux XVIIe et XVIIIe siècles (Paris, Fayard, 1989), puis l’Histoire des choses banales. Naissance de la société de consommation XVIIIe-XIXe siècles (Paris, Fayard, 1997).

Entré au Collège de France en 1996, il assure un enseignement qui l’oriente vers deux chantiers différents mais complétementaires : l’histoire des cultures de la mobilité et l’histoire de la culture équestre. Tournant le dos à la littérature de voyage, il se propose en 2003, dans un nouveau livre fruit de plus de trente ans de recherches, Humeurs vagabondes : de la circulation des hommes et de l’utilité des voyages (Paris, Fayard, 2003), de saisir les cultures de la mobilité dans l’Europe de l’Ancien Régime de la Renaissance au milieu du XIXe siècle. Dans ses deux derniers livres, il offre un désenclavement des sociétés d’Ancien Régime et ouvre la curiosité de l’historien à une réflexion sur la place de l’animal.

Adepte d’une histoire totale et combinatoire, Daniel Roche n’aura cessé dans son séminaire comme dans ses livres de vouloir articuler culture intellectuelle et culture matérielle. Pour lui, les Lumières représentaient un mouvement d’espoir et de connaissance pour lutter contre les fatalités des temps : « Je ne prétends pas ici à autre chose qu’à illustrer quelques enjeux jetés dans la rencontre des Lumières et de la science, autrement dit à montrer comment certaines valeurs ont été mobilisées dans le capital commun », écrivait-il dans La France des Lumières (Paris, Fayard, 1993).

Stéphane VAN DAMME

 

TEMOIGNAGES

 

Michel DELON

 

L’émotion brouille un peu les souvenirs. C’est Jean Goulemot, je crois, qui m’a présenté Daniel Roche alors que je commençais ma thèse. Un article sur la coterie D’Holbach et Le Siècle des Lumières en province faisaient découvrir au littéraire une histoire culturelle qui élargissait l’histoire littéraire, donnait une profondeur nouvelle aux œuvres. Un jeune chercheur ne pouvait qu’être impressionné par la quantité des archives dépouillées et par la masse des notes accumulées, avant les ordinateurs et la numérisation. Daniel Roche était de plain-pied avec les nouveaux venus dans la recherche, fraternel, généreux, mais il était sans pitié pour les collègues qui ne faisaient pas leur travail pédagogique et jouaient les vedettes. J’ai pu apprécier cette générosité quand il m’a ouvert son carnet d’adresse et fait bénéficier de sa maîtrise épistémologique du 18e siècle, pour construire le Dictionnaire européen des Lumières et en répartir des entrées.

Dans ces mêmes années, je ne pouvais pas lui refuser de rédiger un chapitre dans Le Monde des Lumières qu’il a dirigé avec Vincenzo Ferrone. Du Peuple de Paris aux Républicains des lettres, de la Culture des apparences à l’Histoire des choses banales, il fascinait par son pouvoir de synthèse et son art de la somme. Il avançait méticuleusement, systématiquement, magistralement. La trilogie sur le cheval m’a fait découvrir des pans entiers d’un passé que je croyais connaître. Ce sens du passé, il l’avait parce qu’il possédait celui du présent. Il restituait les combats des Lumières parce qu’il les vivait aussi dans l’urgence quotidienne, dans son engagement pour une certaine idée de l’université. À la fin de sa leçon inaugurale au Collège de France, il y eut ce commentaire mezzo voce de Marc Fumaroli : « C’est une Marseillaise ! » J’ai voulu y entendre un compliment.

Des moments privilégiés laissaient sentir l’homme derrière sa discrétion et sa jovialité. Je me souviens d’un retour de la Maison de la radio. Roger Chartier avait organisé une émission sur les Humeurs vagabondes, nous rentrions au Quartier latin et Daniel m’a raconté la violence des débats et des déchirements entre historiens de la Révolution. Quelques années plus tard, nous étions invités à Bologne dans un cycle de conférences sur Histoire et environnement. Il était intervenu sur les voyages et les déplacements de population, je parlais des échos littéraires du tremblement de terre de Lisbonne et j’étais contrarié de le voir prendre en notes tout ce que je racontais. Je me disais qu’il devait savoir tout cela, mais c’était son sens du travail bien fait, sa façon d’écouter, sa façon aussi de lire les thèses (dans les jurys, j’apercevais les liasses de feuilles qu’il avait noircies). L’Université de Bologne nous recevait avec le faste princier dont elle seule garde le secret. Nous avions table ouverte dans les meilleurs restaurants de la ville. Nous y invitâmes un ami qui arrivait de Ferrare et Daniel composa le menu, choisit les vins. Nous pûmes apprécier un sens gastronomique et un savoir œnologique italien affinés durant ses années à l’Institut européen de Florence.

Le passé retrouve grâce à lui des couleurs et des saveurs dont il savait profiter dans la fugacité du moment.

 

Pierre FRANTZ

 

J’ai d’abord connu Daniel Roche de loin, à une époque où l’on essayait de revigorer la SFEDS en suscitant des adhésions de jeunes chercheurs. Je commençais à tâtonner pour trouver mon sujet de thèse. Daniel Roche était un des rares historiens qui participaient aux discussions des littéraires de la société. Je l’admirais de loin pour l’élégance de son discours et celle de ses vêtements (Schreiber et Hollington). Son style.

J’ai mis du temps à comprendre que le théâtre était aussi affaire sociale : à l’époque, au début des années 80, les littéraires ne s’intéressaient qu’aux textes dramatiques et seuls quelques historiens étaient curieux des interactions sociales permises par le théâtre, qui contribuent de façon déterminante à la signification des performances. J’ai rencontré Daniel Roche chez des amis et l’ai interrogé pour savoir comment m’y prendre pour travailler sur le public. Il tenait en effet un séminaire à Ulm sur le théâtre - j’y ai assisté quand je le pouvais. La semaine suivante, il m’écrivait une longue lettre et m’indiquait une liste de cotes d’archives à dépouiller. C’est grâce à lui que je me suis plongé dans les rapports de police de la Terreur et du Directoire pour étudier l’écart entre le sens voulu par les auteurs et les comédiens et le sens vécu.

Professeur de lycée, je lui ai envoyé d’anciens élèves qui désiraient faire une maîtrise d’histoire. Je lisais ses textes, notamment ceux qui concernaient l’histoire du vêtement, espérant y glaner des éléments concernant le costume de théâtre (cela ne l’intéressait pas beaucoup, à vrai dire). Chaque fois que je l’ai revu c’était avec un grand plaisir : je me souviens notamment d’une soirée où, avec lui et Michel Delon, nous avons dîné joyeusement et copieusement à Bologne. À ma dernière rencontre avec lui, par hasard, dans la rue à Censier, il témoignait de la même curiosité intellectuelle qu’autrefois. Je n’ai pas pensé alors que je ne le reverrais plus.

 

 

Hans-Jürgen LÜSEBRINK

 

Daniel Roche qui avait été mon directeur de thèse en France, à l’EHESS, était un personnage à la fois singulier et attachant, bienveillant et généreux, modeste et probe, et toujours à l’écoute de ses étudiants et de ses (nombreux) doctorant(e)s. Il était en même temps un grand érudit et un pionnier dans l’exploration des relations entre histoire culturelle et histoire sociale, histoire quantitative et histoire qualitative.

Je garderai toujours en mémoire, parmi mes nombreuses rencontres avec lui pendant ces 45 dernières années, l’une des toutes premières : la toute première invitation, au début de l'année 1978, dans son appartement, situé rue du Puits de l’Ermite dans le 5e arrondissement de Paris, tout près de la Grande Mosquée de Paris. Il descendit alors avec moi dans la cave de son immeuble pour y chercher ses notes écrites manuscrites, consignées sur un rouleau d’environ deux mètres, concernant tous les sujets des concours organisés par les académies de province françaises du 18e siècle. Il a ensuite étalé ce rouleau sur le sol de son salon pour le regarder patiemment avec moi et m’aider ainsi à avancer dans le cadre de ma thèse de doctorat (qui portait entre autres sur les concours académiques sur la criminalité et la réforme de la justice).

 

 

Jean MONDOT

 

J’ai fait appel très tôt à Daniel Roche. Il faut dire qu’il y avait une convergence claire de nos études et de nos recherches. C’était à la fin des années 80, décennie riche d’aspirations politiques et sociales s’il en fut. Nous avions fondé un groupe de recherches, le Cibel (Centre interdisciplinaire bordelais d’étude des Lumières) qui se concentrait alors sur la notion de peuple. Un colloque intitulé Peuple, plèbe, populace, dirigé notamment par Anne-Marie Cocula fut organisé. Le nom de Daniel Roche s’imposa vite. Il proposa un exposé introductif, brillant et méthodique, sur le sujet. Il revint quelques années plus tard et donna plusieurs conférences à et pour l’université qui eurent toutes le même succès. Il serait trop long de détailler l’ensemble de son œuvre. Notons en particulier en 1982 la (ré)édition du fameux Le journal de ma vie de Jacques-Louis Ménétra qui l’occupera jusqu’à ses derniers jours. 

Sa carrière fut couronnée en 1999 par sa nomination au Collège de France. J’eus le plaisir de lui adresser au nom de la SFEDS nos plus vives félicitations. Elles furent publiées dans le Bulletin de l’année 2000. En 2019, le Grand Prix de l’Académie Montesquieu lui fut remis dans le cadre majestueux de l’Hôtel de Ville de Bordeaux. Il nous fit bénéficier d’un discours de remerciements encore plein d’humour et de fantaisie. Il avait emprunté au philosophe de La Brède un passage peu connu de son Histoire véritable, dans laquelle il proclamait : « […] je naquis cheval ». Clin d’œil renvoyant à un double fictif ? Ou ironie du spécialiste de l’art équestre moquant un destin prévisible ? Il concluait sèchement : « Le carrosse que j’avais tant trainé avait rencontré une grosse pierre et s’était mis en pièces».

L’existence de Daniel Roche fut sur le tard très affectée par la perte de son épouse.

À tous ceux qui l’ont connu, il laissera un souvenir inaltérable de vivacité intellectuelle, d’intelligence constamment en éveil et de sympathie toujours présente et attentionnée, ouverte à tous, jeunes et moins jeunes. Un grand esprit vient de nous quitter.

 

Gilles MONTÈGRE 

 

Une rigueur toute en malice et en curiosité… Ce sont les mots qui me viennent lorsque je songe à Daniel Roche, que j’avais rencontré à Rome puis invité à Grenoble. Comme je lui faisais part de mes difficultés à transcrire l’océan des manuscrits du voyageur Latapie, il m’avait raconté les années de labeur qu’avait représentées pour lui le travail sur Ménétra, et encouragé par là même à ne jamais baisser les bras. 

Voilà bien des conseils qui, par-delà les lectures du maître, vous enjoignent à vous dépasser !

 

 Olivier Bloch (1930- 2021)

 

Olivier Bloch, disparu le 18 novembre 2021, demeurera pour beaucoup d’entre nous un maître incontesté, un ami fidèle, une grande figure de l’Histoire des Idées au XVIIIe siècle.

Né à Paris le 1er mai 1930, Olivier Bloch a perdu en 1942 son frère aîné et en 1943 ses parents, déportés et assassinés. Après des études aux lycées Carnot, Janson de Sailly et Louis-le-Grand,  il entre à l’ENS en 1949, est reçu à l’agrégation de philosophie en 1954, soutient sa thèse sur la Philosophie de Gassendi en 1971 (La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique, La Haye, Nijhoff, 1971). Après avoir été assistant puis maître-assistant à la Sorbonne, il fait partie en 1970 de l’équipe fondatrice de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de la jeune Université Paris XII-Val de Marne (aujourd’hui Université Paris-Est Créteil), où il dirige le département de philosophie jusqu’à son élection, en 1980,  à l’Université Paris-I. Il y crée le Centre de Recherche sur l’Histoire des Systèmes de Pensée moderne, qu’il dirigera jusqu’en 1995. 

Il organise une « Table ronde sur le matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine», qui, selon ses termes, « pendant deux journées de printemps de 1980, rassembla soixante-dix spécialistes venus de France et d’un peu partout dans le monde, pour entendre une vingtaine de communications sur le matérialisme et la littérature clandestine au XVIIIe siècle, et en débattre avec vivacité souvent, parfois avec passion » (Avant-propos, Le Matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine, Paris, Vrin, 1982). Cet événement international a déclenché une véritable révolution dans les études sur « des milliers de feuillets formant des centaines de copies manuscrites de traités hétérodoxes, une centaine de titres en tout, répandus dans les bibliothèques de France, d’Europe, voire d’Amérique ». 

La principale difficulté de ces études tenait au progrès même de la recherche. Des trente-cinq titres signalés par Lanson en 1912, on était passé à cent deux titres répertoriés par Wade en 1938, et à cent trente dans la liste fournie par Miguel Benítez dans les Actes du colloque  (« Liste et localisation des traités clandestins », p. 17-25). À cette explosion numérique s’ajoutait la diversité des versions découvertes sous un même titre. C’est cette double particularité du corpus clandestin qui a suscité la création, en juin 1986 à Milan, au Centro di Studi del Pensiero filosofico del Cinquecento e del Seicento du CNR italien, d’un Comité d’initiative pour l’Inventaire des manuscrits philosophiques clandestins des XVIIe et XVIIIe siècles, composé de Miguel Benítez, Olivier Bloch, Guido Canziani, Arrigho Pacchi, Gianni Paganini, Jeroom Vercruysse. C’est sous cette impulsion internationale qu’Olivier Bloch a fondé, en 1987 à Paris, l’équipe de l’Inventaire des manuscrits philosophiques clandestins, alors codirigée par Françoise Weil directeur de la Réserve de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, équipe composée de chercheurs et d’enseignants-chercheurs en histoire, littérature et philosophie, ainsi que de conservateurs des bibliothèques. 

Olivier Bloch, le savant historien de la philosophie, le spécialiste de Gassendi, le maître mondialement reconnu des études sur le matérialisme, mettait son ardeur au service des études sur la littérature philosophique clandestine des premières Lumières. De 1990 à 1995, il a animé, à l’Université Paris I, un séminaire mensuel, lieu de rencontre de l’équipe. Pendant ces cinq années, un public nombreux, en partie composé d’étudiants étrangers venus d’Argentine, du Canada, d’Espagne, de Finlande, d’Italie, du Japon, etc., s’est réuni un samedi après-midi par mois. La motivation commune était l’approfondissement et le développement de la recherche sur la littérature philosophique clandestine de l’époque classique. C’est au cours de ces séances qu’en 1991 Olivier Bloch a lancé l’idée de publier un bulletin, La Lettre clandestine, qu’il a codirigé avec Antony McKenna de 1992 à 2000. Depuis et jusqu’à ce que sa santé le lui interdise, il a participé avec la générosité intellectuelle qui le caractérisait aux réunions du comité scientifique de ce bulletin, devenu « revue » en 1995. 

Il a contribué personnellement à l’essor de ces recherches par d’importantes éditions critiques, richement commentées, de manuscrits clandestins (Parité de la vie et de la mort, Oxford, Voltaire Foundation, 1993 ; Lettres à Sophie, Paris, Honoré Champion, 2004). Parmi les nombreux ouvrages collectifs qu’il a dirigés, on ne mentionnera ici que Spinoza au XVIIIe siècle (Klincksieck, 1990), et, en collaboration avec Charles Porset : Le matérialisme des Lumières (Dix-Huitième Siècle, n° 24, 1992). Enfin, dans un ensemble magistral de publications, il faut encore signaler Le Matérialisme (Que Sais-je, 1995), Matière à histoires (Paris, Vrin, 1997), L’histoire du matérialisme d’Aristote à Marx (Paris, Pocket, 2019). 

Olivier Bloch se définissait comme matérialiste mais refusait l’appellation de philosophe. Il tenait à celle de professeur d’histoire de la philosophie. Ce penseur rigoureux était aussi un mélomane et un excellent pianiste. Quelques mois avant sa mort, il entreprenait un ouvrage sur l’autobiographie. Il a passé ses derniers jours en compagnie de Montaigne et de Rousseau. 

On ne peut pas évoquer cette figure exemplaire sans y associer Marie-Louise Bloch, son épouse depuis soixante et un ans, toujours accueillante à ses côtés, à qui il a dédié Parité de la vie et de la mort. Olivier Bloch laissera à ses nombreux disciples et amis le souvenir d’une personnalité attachante par sa rigueur intellectuelle, par sa modestie, par son impartialité, par son amour de la beauté, et de la vie, malgré les épreuves de l’Histoire. 

 

 

Geneviève Artigas-Menant

 

 

In memoriam

 

REAL OUELLET (1935-2022)

 

C’est avec une grande tristesse que nous avons appris la mort de Réal Ouellet, survenue le 20 février 2022 alors qu’il avait 86 ans. Professeur retraité au Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval à Québec, il laisse le souvenir d’un chercheur prolifique, d’un être profondément généreux et attachant. Ayant encadré une cinquantaine de thèses et de mémoires de maîtrise, il fut une source constante d’inspiration pour de nombreux universitaires. Durant toute sa carrière et même à la retraite, il n’a jamais hésité à partager des documents inédits, à guider et encourager les chercheurs dans l’élaboration de leurs travaux et à transmettre son expertise, pour évaluer des articles ou des projets de recherche, ne comptant jamais son temps. En plus de ses innombrables activités scientifiques, il a assumé le rôle de vice-doyen à la recherche à l’Université Laval (1972-1975). Cofondateur en 1968 de la revue Études littéraires, qu’il dirigea pendant de nombreuses années, il s’est révélé un redoutable lecteur et un critique avisé. Sa carrière d’envergure internationale le conduisit à Ferrare en Italie, puis à Vancouver, où il fut professeur invité.

D’une rigueur sans faille, son œuvre représente un apport inestimable à l’avancement des connaissances, notamment sur la première modernité et l’étude du discours narratif. Signalons à ce propos la publication de son livre L’univers du roman, écrit en collaboration avec Roland Bourneuf, plusieurs fois réédité depuis sa parution en 1972 et traduit en plusieurs langues. Les études viatiques en particulier lui doivent un nombre impressionnant de contributions qui ont permis de renouveler la réflexion sur l’écriture de la relation de voyage ou de séjour ainsi que sur l’altérité autochtone des Amériques. Songeons à son ouvrage intitulé La relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècles), au carrefour des genres (2010 ; 2015), mais aussi aux collectifs dont il a coordonné la publication, comme Rhétorique et conquête missionnaire : le jésuite Paul Lejeune (1993)Culture et colonisation en Amérique du Nord, avec Jaap Linvelt et Hub Hermans (1994) et Transferts culturels et métissages, Amérique/Europe. XVe-XXe siècle avec Laurier Turgeon et Denis Delâge (1998).

On lui doit encore une dizaine d’éditions critiques parmi lesquelles figurent les Œuvres complètes de Lahontan (1990), mais aussi Le Grand Voyage du pays des Hurons, avec la collaboration de Jack Warwick (1990) ; Des Sauvages de Samuel de Champlain avec la collaboration d’Alain Beaulieu (1993) ; la Nouvelle relation de la Gaspesie de Chrestien Leclercq (1999) ; l’Histoire des aventuriers flibustiers d’Alexandre-Olivier Exquemelin,  avec la collaboration de Patrick Villiers (2005) ; la Relation des missions des pères de la Compagnie de Jésus dans les îles et dans la Terre Ferme de l’Amérique méridionale de Pierre Pelleprat (2009), et la Relation de l’établissement des Français depuis l’an 1635 en l’île de la Martinique, l’une des Antilles de l’Amérique de Jacques Bouton, suivi de la Relation des îles de Saint-Christophe, Gardelouppe et la Martinique, gisantes par les 15 degrés au-deçà de l’Équateur d’Hyacinthe de Caen, avec la collaboration d’Yvon Le Bras (2015). Il a en outre préparé plusieurs anthologies (Nouvelles françaises des XVIIe et XVIIIe siècles, 2000 et 2005 ; La colonisation des Antilles, 2014).

Ses contributions lui valurent plusieurs distinctions. Bénéficiaire de la bourse Killam du Conseil des Arts du Canada en 1988-1989, il fut aussi nommé membre honoraire de la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle (2008), dont il fut le premier président. Malgré les honneurs, il sut rester un homme facile d’approche, ne s’embarrassant jamais des formalités et avec qui chacun pouvait trouver une écoute attentive. En plus de sa grande érudition, Réal Ouellet était animé d’une passion de conteur, qui le mena à l’écriture de romans et de nouvelles de même qu’à la création poétique à laquelle il s’adonna au cours de sa retraite de ces dernières années. À l’image de son parcours, sa vie fut une longue et belle aventure intellectuelle consacrée au plaisir de la découverte et à la quête du savoir.

 

Marie-Christine PIOFFET

 

IN MEMORIAM

Alberto Postigliola (1942-2021)

 

 

Notre ami et collègue Alberto Postigliola est brutalement décédé à Rome le 13 août 2021 après quelques jours d’hospitalisation.

 

Né à Rome le premier juillet 1942, après des études en philosophie à l’Université de Rome « La Sapienza », il a été chercheur au « Centro per il Lessico Intellettuale Europeo » du CNR (« Consiglio Nazionale delle Ricerche ») – devenu depuis ILIESI (« Istituto per il Lessico Intellettuale Europeo e Storia delle Idee ») –, avant d’avoir un poste à l’université : à Bologne d’abord, ensuite à Naples. Maître de conférences puis professeur il a enseigné l’histoire de la philosophie à l’Université de Naples « L’Orientale » pendant environ trente-cinq ans, jusqu’à sa retraite en 2012. Dans cette université il a coordonné le cours d’étude en philosophie et, dès l’année 2004, le doctorat de Philosophie et Politique. Sa haute silhouette élancée incarnait par ailleurs la « Società Italiana di Studi sul Secolo Diciottesimo » (SISSD), dont il a été secrétaire général pendant plusieurs années et dont il a toujours été membre actif et point de référence – il aurait dû se charger avec d’autres collègues de l’organisation du prochain congrès de la SIEDS (Société Internationale d’Étude du Dix-huitième Siècle) qui se tiendra à Rome en 2023. Il a rempli de 1999 à 2003 la fonction de Président au sein de la SIEDS. À l’occasion du 10e Congrès de la SIEDS tenu à Dublin au mois de juillet 1999 – qui l’avait élu Président – il avait organisé avec la « Società Italiana di Studi sul Secolo XVIII » deux sessions supplémentaires à Naples au mois de septembre. Malheureusement, cette élection coïncida avec une grave maladie qui allait l’arrêter pendant de longs mois et dont les conséquences l’auront accompagné sa vie durant.

 

Il a consacré ses recherches à la philosophie française des Lumières (La città della ragione. Per una storia filosofica del Settecento francese, Rome, Bulzoni, 1992) et tout particulièrement à Montesquieu. La pensée du Président a été le véritable objet de ses études pendant toute sa vie. Il organisa en 1984 à « L’Orientale » de Naples – en partenariat avec la « Società Italiana di Studi sul Secolo XVIII » – le colloque « Storia e ragione », entièrement dédié aux Considérations sur les Romains à l’occasion des deux-cent-cinquante ans de la publication de ce texte (1734). Ce colloque ouvrait une saison nouvelle d’études consacrées au Président qui devait se traduire en 1987 par la création de la Société Montesquieu dont il fut membre fondateur parmi d’autres – citons Jean Ehrard, Louis Desgraves et Catherine Volpilhac-Auger – et membre du comité de direction des Œuvres Complètes de Montesquieu. Il contribua à la publication des écrits de Montesquieu, tout spécialement à la Correspondance et aux Œuvres et écrits divers. Il organisa aussi le colloque « L’Europe de Montesquieu » à Gênes en 1993 et contribua à d’autres colloques organisés par la Société Montesquieu. Il fit preuve de nombreuses initiatives éditoriales, faisant publier les « Cahiers Montesquieu » à Naples chez Liguori et promouvant la coédition des onze premiers tomes des Œuvres Complètes de Montesquieu entre Oxford (Voltaire Foundation) et Naples (Istituto Italiano per gli Studi Filosofici). En tant qu’organisateur de nombreux colloques au sein de la « Società Italiana di Studi sul Secolo XVIII » ou à l’Université « L’Orientale » de Naples – dont ceux conçus dans le cadre de la convention scientifique entre « L’Orientale » et l’Université de Bourgogne – il a coordonné la parution de nombreux volumes sur les Lumières françaises et européennes et sur la philosophie moderne.

 

En 1998 l’Université de Bordeaux 3 lui avait remis un doctorat honoris causa pour ses recherches sur Montesquieu et le XVIIIe siècle.

 

J’ai été collègue et ami d’Alberto à Naples pendant presque quarante ans, étant arrivé au début des année quatre-vingt du siècle dernier en tant que chercheur à « L’Orientale » de Naples où il y enseignait déjà. Alberto nous manquera. Nous nous souviendrons de ses qualités humaines, de sa disponibilité intellectuelle, de son attitude « philosophique » face à une maladie avec laquelle, pour le meilleur ou pour le pire, il a dû vivre pendant 20 ans, ainsi que de son sens de l’humour comme de son amour des jeux de mots et des calembours

 

Lorenzo Bianchi

 

In memoriam

Marcel Dorigny (1948-2021)

 

La disparition de Marcel Dorigny le 22 septembre dernier a été un choc pour beaucoup d’entre nous et a causé une profonde tristesse chez les dix-huitiémistes ainsi que parmi les historiens de la Révolution Française et de l’histoire coloniale, bien au-delà des frontières de l’hexagone. Marcel Dorigny a été, pour nous tous, très présent, depuis de nombreuses années, comme spécialiste de la Révolution Française, comme directeur de la revue Dix-Huitième Siècle pendant neuf ans, entre 2005 et 2014, comme membre engagé du Conseil d’Administration de la SFEDS et, enfin, comme spécialiste de l’histoire coloniale, de l’histoire de l’esclavage et de ses abolitions, thèmes auxquels il a consacré un remarquable ouvrage de synthèse dans la collection Que sais-je ? en 2018.

 

Il a été très émouvant pour moi de (re)voir Marcel Dorigny dans une vidéo, lors d’une récente visite de l’exposition consacrée à Napoléon Bonaparte à la Grande Halle de la Villette, au sein de la section consacrée à l’abolition de l’esclavage et à la Révolution de Saint-Domingue, expliquant, dans un style à la fois didactique, savant, précis et engagé, les enjeux et les étapes de l’abolition de l’esclavage en France à l’époque révolutionnaire. Historien passionné, d’abord comme enseignant dans le secondaire, puis comme chercheur à l’Institut d’Histoire de la Révolution Française et enfin à partir de 2009 comme Maître de conférences à l’Université Paris-VIII, Marcel Dorigny était l’un des grands spécialistes, reconnu internationalement, de l’histoire de l’esclavage, de la traite transatlantique et de l’histoire d’Haïti, la première république gouvernée par d’anciens esclaves.

 

Auteur, co-auteur et directeur d’une vingtaine d’ouvrages et de très nombreux articles scientifiques, Marcel Dorigny a été, aux côtés d’Yves Benot qui était son ami et son mentor et avec qui il a beaucoup collaboré, un pionnier dans ce domaine de la recherche historique longtemps négligé et marginalisé, aussi dans le cadre des commémorations de la Révolution Française aux 19e et 20e siècles. Depuis le Bicentenaire de la Révolution Française en 1989, il a fortement contribué à tailler à ce domaine de recherche une place importante à la fois dans l’espace public, dans les milieux scientifiques, et sur la scène politique. Pionnier également, avec Bernard Gainot, de l’exploration historiographique des archives de la Société des Amis des Noirs, Marcel Dorigny a publié les résultats de ses recherches dans des ouvrages qui ont fait date : tel son ouvrage sur la Société des Amis des Noirs publié en 1998 en collaboration avec B. Gainot ; tel le Grand Atlas des empires coloniaux. XVe-XXe siècles (2015), publié avec Fabrice Le Goff, Jean-François Klein et Jean-Pierre Peyroulou ; tel l’ouvrage, publié avec l’écrivain haïtien Jean Métellus, sur De l’esclavage aux abolitions. XVIIIe-XXe siècle (1998) ; ou tel encore L’Atlas des esclavages : de l’antiquité à nos jours (2017), écrit en collaboration avec B. Gainot et F. Le Goff, qui offre une vaste mise en perspective transculturelle et de longue durée du phénomène de l’esclavage.

 

La liste riche et variée des activités et des publications de Marcel Dorigny, qui comporte aussi des travaux novateurs sur l’Abbé Grégoire, sur l’Abbé Raynal et sur Louis-Sébastien Mercier, reflète une volonté de relier l’exploration patiente d’archives avec l’objectif d’une diffusion de la recherche dans un plus large public, un souci de partager et de coopérer avec d’autres collègues, aussi sur le plan international, et un désir d’intervenir, sur la base de recherches érudites et précises, dans des débats politiques d’une grande actualité. Dans la préface d’un colloque international que Marcel Dorigny avait organisé en 2009 à Berlin avec deux collègues allemandes, Anja Bandau et Rebekka von Malinckrodt, portant sur Les mondes coloniaux à Paris au XVIIIe siècle et auquel j’ai eu la chance de pouvoir participer, il a souligné le rôle extrêmement ambivalent de la capitale de l’Europe des Lumières en ce qui concerne la question de l’esclavage et de la colonisation. « Creuset » des « sciences coloniales » et capitale d’un empire colonial, Paris devint également un lieu privilégié, selon Dorigny, de l’émergence d’une pensée anticolonialiste et antiesclavagiste, même si, comme il le souligne, « l’eurocentrisme, légitimement rejeté aujourd’hui, ne faisait guère débat en dehors de quelques esprits critiques – comme le fit Diderot dans des textes devenus fameux » (p. 8-9).

 

Marcel Dorigny a ainsi su allier, de manière exemplaire, la recherche historique et l’exploration d’archives avec une volonté de présence et de diffusion dans l’espace public et un engagement assidu dans des associations académiques et universitaires, telle la Société Française d’Étude du Dix-Huitième Siècle ou encore la Société des Études Robespierristes dont il a été le secrétaire général entre 1999 et 2005, comme membre du Comité pour la Mémoire et l’Histoire de l’esclavage (2004-2009), comme président de l’Association pour l’étude de la colonisation européenne (2005-2018), comme membre du Conseil Scientifique de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (2020) et comme vice-président de la Société française d’histoire des outre-mers (depuis 2020). En reconnaissance de son engagement à la fois académique et civique il a été fait en 2020 chevalier dans l’Ordre de la Légion d’honneur.

 

 

 

Je garderai personnellement, et nous garderons tous, je crois, en mémoire le profil de chercheur exceptionnel et original qu’incarna Marcel Dorigny, mais aussi son humilité, sa générosité, son ouverture constante et sans agressivité au débat, son humour pince-sans-rire et sa profonde chaleur humaine.

 

Hans-Jürgen Lüsebrink

 

IN MEMORIAM

Laurent Versini (1932-2021)

 

La personnalité de Laurent Versini, disparu le 19 avril dernier à près de 89 ans, aura marqué l’Université française de la fin du XXe siècle ; son œuvre et son influence intellectuelle demeurent vivantes à bien des égards. Ce fils et petit-fils de normaliens agrégés des Lettres classiques, comme il le fut lui-même, avait une haute idée de la tradition universitaire, qu’il défendait contre tout ce qui lui paraissait la rabaisser. Il en fut un représentant exemplaire, par l’ampleur de ses travaux et son engagement dans de multiples responsabilités. Sa thèse de doctorat d’État, dirigée par Jean Fabre (1968), fut une étude novatrice, très fouillée, modèle d’analyse textuelle et d’histoire littéraire féconde, comme le promet son titre : Laclos et la tradition, essai sur les sources et la technique des Liaisons dangereuses (Paris, Klincksieck, 1968, 793 p.). Non seulement ce livre est à l’origine d’un renouvellement des études sur Laclos, mais il a fortement contribué à attirer l’attention sur un genre souvent considéré comme mineur, auquel Laurent Versini a par ailleurs consacré un ouvrage aussitôt classique, Le Roman épistolaire (Paris, PUF, 1979). Outre de nombreux articles sur Laclos, Laurent Versini a publié une édition des Œuvres complètes de l’écrivain dans la Bibliothèque de la Pléiade (1979) qui reste l’édition de référence, et met en lumière des écrits peu connus, notamment la correspondance. Il a été un éditeur inlassable de textes du XVIIIe siècle français. Son édition en cinq volumes dans la collection « Bouquins » des œuvres presque complètes de Diderot (1994-1997) s’est imposée dans l’usage universitaire ; il l’a enrichie d’un livre incisif sur l’écrivain (Denis Diderot alias frère Tonpla, Paris, Hachette, 1996). Il a édité aussi des œuvres de Montesquieu, un de ses auteurs de prédilection, et ses nombreuses publications éclairent des aspects très divers du XVIIIe siècle, de Duclos et Prévost à Rousseau et Malesherbes. À Nancy où il a commencé sa carrière et où il fut doyen de la Faculté des Lettres (et membre de l’Académie de Stanislas), puis à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV, aujourd’hui Sorbonne Université) à partir de 1985, il a été un professeur très écouté et le maître attentif de nombreux doctorants, qui ont souvent occupé ensuite des chaires importantes en France et à l’étranger. Un volumineux recueil de mélanges, publié en 1997 en son honneur sous le titre Littérature et séduction (Paris, Klincksieck), témoigne de la place qu’il occupait dans nos études. Cette place l’a amené à jouer un rôle  de premier plan comme membre puis président de la 9e section du Conseil National des Universités, comme membre de nombreuses instances nationales, comme expert auprès de la Mission scientifique du ministère et du Comité National d’Évaluation. Il faut enfin rappeler ici qu’il avait été en 1971 l’organisateur à Nancy du troisième Congrès de la Société Internationale d’Étude du Dix-Huitième Siècle. 

 

Georges Buisson (1928-2020)

 

Avec Georges Buisson, qui s’est éteint le 22 octobre dernier,  disparaît l’un des meilleurs spécialistes de la poésie française du XVIIIe siècle. Une carrière enseignante bien remplie avait conduit cet agrégé de Lettres, brillant helléniste et latiniste, de l’enseignement secondaire au supérieur, à Bordeaux où il fut successivement maître-assistant et maître de conférences à l’Université Michel de Montaigne, y formant des générations d’étudiants, durablement marqués par la parole de ce maître exigeant mais bienveillant, à la stature imposante et à la voix claironnante, à la méthode rigoureuse et à l’érudition solide. 

 

Ces derniers traits furent aussi ceux du chercheur. Engagé tôt dans la préparation d’une thèse d’État sur la poésie personnelle dans sa seconde moitié du XVIIIe  siècle, à l’heure où, à l’instigation notamment de Jean Fabre, la recherche dix-huitiémiste en plein essor ne voulait négliger aucun secteur de la littérature des Lumières, même celui que Gustave Lanson avait péremptoirement anéanti, ce que démentirent bientôt les travaux majeurs d’Édouard Guitton et de Sylvain Menant. À leurs côtés, Georges Buisson s’affirma dès les années 1960 comme un chercheur de grande envergure, soucieux d’explorer les fonds d’archives et de multiplier les études ponctuelles avant de parvenir à une synthèse, que les deuils de sa vie personnelle ne lui permirent malheureusement jamais de conduire à sa fin. Fasciné par le grand lyrique oublié Le Brun-Pindare, dont il mit à profit le legs manuscrit à la Bnf et à Provins, explorateur inlassable des manuscrits dispersés et lacunaires d’André Chénier, s’appuyant notamment sur les progrès de la papyrologie qui lui permirent parfois des datations extrêmement fines, il produisit, au fil des années, de nombreuses études sur ces deux poètes et sur quelques autres, notamment au sein de la Société Roucher-Chénier, fondée à la fin des années 1970 par le regretté Antoine Roucher et par Édouard Guitton, à laquelle il apporta un concours assidu jusqu’à très récemment.

 

Mais c’est d’abord comme éditeur savant que Georges Buisson aura marqué les études sur la poésie du dernier dix-huitième siècle. Le projet de donner enfin à l’œuvre poétique d’André Chénier une édition moderne, mettant à profit l’ensemble des matériaux disponibles, élaboré dans les années 1970 avec Édouard Guitton pour figurer dans une célèbre collection de prestige, se heurta à bien des difficultés matérielles et ne put être mené à bien, pour l’essentiel, que dans les années 2000. Le résultat en est connu : ce sont les deux volumes parus en 2005 et 2010 aux éditions Paradigme d’Orléans, préfacés par Édouard Guitton mais édités par le seul Georges Buisson, qui propose une réorganisation à peu près complète de tous les textes et fragments d’André Chénier, avec une annotation qui en constitue un commentaire continu d’une érudition imposante et d’une subtile finesse littéraire. Le poète y apparaît enfin tel qu’en lui-même, lumineux dans son inachèvement et cette œuvre-atelier n’en est que plus fascinante. Quelques mois avant sa disparition, Georges Buisson travaillait encore à la mise en ordre du troisième volume nécessaire à cette édition magistrale, que ses amis de la Société Roucher-Chénier auront à cœur de mener à fin prochainement.

 

Ce sera la plus juste manière de rendre hommage à ce maître discret et érudit, dont les prudences de philologue et d’historien cachaient un immense amour pour cette poésie souvent mal jugée, à laquelle il aura amplement contribué, avec quelques autres, à rendre sa place dans le champ des études dix-huitiémistes. Pour moi, c’est un aîné fraternel et un guide amical que je pleure.

 

Jean-Noël Pascal

 

                                                                                                                                                         IN MEMORIAM

 

ROLAND DESNÉ (1931-2020)

 

 Les habitués du Bulletin de la SFEDS liront, ou ont déjà lu, dans le dernier volume annuel de DHS (n°52, septembre 2020) la notice consacrée à Roland Desné par Marcel Dorigny. Celui-ci y rappelle, bien entendu, outre l’orientation des travaux personnels du chercheur, l’énorme charge de travail assumée pendant trente-cinq ans par le fondateur et directeur de DHS. Tous les dix-huitiémistes du monde ont une dette immense envers l’homme auquel ils doivent la richesse de cette revue pluridisciplinaire. Je n’aurais rien à ajouter à l’hommage que ce rappel d’une action impressionnante rend si justement, si sobrement aussi – car il suffit dans l’hommage rendu à Roland Desné de laisser parler les faits – si je ne pouvais compléter  cette notice factuelle d’un témoignage personnel.

 

J’ai découvert Roland dès la création de la SFEDS en 1964. Tout récent docteur d’État, j’avais été invité à siéger au conseil de cette nouvelle association par le petit groupe de ses fondateurs, réunis autour de Jean Guéhenno, Yvon Belaval et Jean Fabre. Dans ce groupe, j’avais retrouvé mon second maître qui avait dirigé ma thèse complémentaire, Jean Fabre, et deux de mes auteurs de référence, René Pomeau et Paul Vernière. J’y découvrais aussi un jeune collègue parisien que je ne connaissais pas encore, Roland Desné.

 

Dès lors, ce cadet de quelques années, membre affirmé du PCF, fut pour moi un vrai camarade. Pas seulement selon l’acception politique du terme, encore que ce jeune militant peu dogmatique n’ait jamais jugé infréquentable le membre rocardien du PSU que j’étais devenu après un bref passage vite désenchanté par la vieille SFIO : son objectif était de faire de la SFEDS une communauté de recherche vivante, grâce à laquelle tout chercheur pourrait nouer contact et échanger informations érudites et réflexions de méthode avec n’importe lequel de ses homologues de tout pays et de toute culture. C’est pourquoi les études rassemblées dans le premier numéro de la revue avaient été complétées d’un précieux répertoire des chercheurs qui indiquait les noms, adresses et appartenances universitaires éventuelles, les champs et objets de recherche de chacun. Dès le départ, le nombre des 710 chercheurs répertoriés, individuels ou collectifs (groupes et centres de recherches), a dépassé celui des adhérents de la jeune SFEDS. Plusieurs additifs les rejoignirent dans les numéros suivants : 108 nouvelles adresses en 1972, 131 en 1973, 90 en 1975, année du congrès internationale de Yale où notre répertoire enregistre 1980 noms et adresses.

 

J’avais été immédiatement séduit par cette approche aussi ouverte de la recherche en cours, mais je me souviens de la difficulté que nous eûmes ensuite à faire prévaloir cette conception auprès de certains collègues, notamment nord-américains. Si personne ne contesta en 1975 au congrès de la nouvelle Société Internationale d’Étude du Dix-Huitième siècle (SIEDS) l’utilité d’un répertoire ou annuaire des dix-huitiémistes, les représentants de la société nord-américaine homologue de la nôtre, qui venait de se créer comme bien d’autres dans d’assez nombreux pays, semblaient voir dans l’inscription au Répertoire une sorte de distinction académique : les débutants, les chercheurs d’une qualité non encore reconnue, ne pouvaient y trouver place, au motif que cela alourdirait inutilement les frais de publication.

 

Financièrement, le litige ne portait que sur un ou deux dollars de cotisation annuelle, mais il mettait en jeu toute une conception de la recherche, en même temps qu’un principe de solidarité. Un compromis donnant satisfaction aux deux parties avait été heureusement trouvé : confier la gestion et la diffusion du répertoire à une institution solide, la Fondation Voltaire d’Oxford, alors dirigée par Andrew Brown ; bientôt le passage d’une édition classique à une édition numérique devait résoudre la difficulté du financement (6247 noms dans la dernière liste publiée).

 

Roland ne participait pas me semble-t-il à cette assemblée de Yale, mais il y avait été ainsi néanmoins très présent, à son avantage comme à celui de tous. J’accompagnais alors comme secrétaire de la SFEDS notre président, Yvon Belaval, et nous avions aussi le renfort d’une jeune collègue d’origine anglaise, Ann Thomson, intellectuellement très proche de Roland ; spécialiste de La Mettrie et du matérialisme contemporain de cet auteur encore peu étudié, elle s’était aussi consacrée à l’étude de la littérature clandestine des premières Lumières ainsi qu’à celle de l’anticolonialisme et de l’antiracisme, autour de Diderot. Au doctorat d’État que Roland allait obtenir sous le titre Le Matérialisme français au XVIIIe siècle, et par lequel il accéderait au professorat, à l’université de Reims où il enseignait déjà, allait suivre à son initiative un important colloque de l’automne 1974 consacré à une autre grande figure de ce même courant matérialiste, le curé Jean Meslier. Ce n’était pas la première rencontre universitaire que ce personnage paradoxal de curé athée suscitait : il s’en était tenu une plus discrète à Aix-en-Provence dix ans plus tôt, mais celle de Reims a été d’ampleur beaucoup plus considérable : une trentaine de communications, dont plusieurs de pays de l’Est, discussions riches et animées, en témoignent les Actes publiés en 1980 dans la Bibliothèque de l’université de Reims. Le colloque de Reims avait été remarquable également comme parfaite illustration du plaisir des sens, puisque selon l’inspiration de son maître d’œuvre, lui-même fin gourmet, il s’était terminé en rencontres dans les caves de la maison Mumm, où le champagne avait coulé à flot sur les palais asséchés par tant de discours.

 

Dès cette époque, il était clair pour tout esprit informé ou curieux de l’être que l’Université française ne se désintéressait nullement de la tradition matérialiste, dont mon maître René Pintard avait analysé l’éclosion sous Louis XIII dans sa grande thèse sur le « Libertinage érudit » en France au XVIIe siècle. Or c’est curieusement la méconnaissance supposée de l’existence de ce courant matérialiste et athée que dénoncera en 2005 un fallacieux Traité d’athéologie. Son auteur, Michel Onfray, semble être de ceux dont l’assurance sinon l’arrogance à l’oral est proportionnelle à la méconnaissance de l’écrit. Dans plusieurs pages d’énumération des carences qu’il croyait relever dans l’érudition universitaire – « Rien sur… Rien sur… » –, il manifeste sa propre ignorance. Satisfait de connaître l’athée que fut jusqu’aux premières décennies du XVIIIe siècle le curé Jean Meslier, il ignore la belle édition de son Testament (in Œuvres complètes, Anthropos, 1970, trois volumes) donnée avec notes et variantes par Jean Deprun, Roland Desné et Albert Soboul.

 

Et si Onfray emprunte largement à Meslier la liste des crimes et massacres commis sous prétexte de défense du christianisme, il oublie que Voltaire s’était déjà inspiré de Meslier dans le même sens, un Voltaire qui n’était pas athée mais multipliait les attaques contre « l’Infâme ». Le même Onfray qui fait de la vieille Sorbonne une citadelle de conformisme idéologique s’abstient de signaler l’hospitalité offerte dès les années soixante les samedis après-midi à un libre séminaire ouvert à tous les spécialistes ou simples curieux de l’histoire du matérialisme. Initié par le professeur Olivier Bloch, poursuivi au fil des années par André Tosel puis Jean Salem, ce séminaire favorisa l’exploration d’un domaine où la recherche connut à la fin du siècle dernier le bel essor dont témoigne la bibliographie de Roland Desné. Il ne faut pas oublier non plus, le philosophe communiste Louis Althusser qui avant sa fin tragique avait rassemblé autour de lui rue d’Ulm tout un groupe de jeunes marxologues et proposé à partir de ce séminaire une nouvelle lecture, structuraliste, du Capital. Louis Althusser fut aussi à l’origine de l’intérêt nouveau de ce courant marxiste pour la pensée de Spinoza. Et on peut s’étonner aussi de ce que M. Onfray, qui ignore ou préfère taire tout ce remue-méninges universitaire à propos de Marx, s’abstienne de mentionner les deux volumes monumentaux de la thèse de Paul Vernière sur Spinoza et la pensée française avant la Révolution (1954).

 

Je n’en dirai pas plus, convaincu que démontrer rationnellement l’inexistence de Dieu – ce à quoi Michel Onfray lui-même ne se risque pas – n’est pas moins chimérique que la démonstration inverse. Je ne me souviens pas avoir jamais discuté métaphysique avec Roland : nous avions trop à nous dire par ailleurs. Aujourd’hui, dans la mélancolie d’un ultime salut, je reste heureux d’avoir rencontré en Roland Desné un esprit libre, ouvert à toutes les questions, à toutes les formes de pensée.

Jean Ehrard

 

ROLAND DESNÉ, "FILS DES LUMIÈRES"

 

 

 

Roland Desné, né le 24 avril 1931, est décédé le 9 juillet 2020, dans sa quatre-vingt-neuvième année. Son itinéraire personnel est indissociable de ses engagements intellectuels et politiques. Fils de cheminot, il a toujours rappelé ses origines ouvrières, clé de compréhension d’un engagement politique précoce au sein du Parti Communiste, longtemps foyer important de rencontres de nombreux intellectuels et artistes, entre la fin des années 1940 et la fin des années 1980.

 

Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, puis agrégé de lettres, attaché au CNRS, il s’engagea dans des études littéraires consacrées aux matérialistes du 18e siècle. René Pomeau l’engagea à déposer un sujet de thèse sur Diderot ; faute de temps il soutiendra sa thèse de doctorat sur travaux en 1977, thèse portant sur Diderot et le Matérialisme français au 18e siècle. Dès lors il accéda à un poste de professeur à l’Université de Reims, où il enseigna jusqu’à son départ à la retraite. Il y fonda le département de littérature comparée.

 

Ses travaux sur les textes et les auteurs du 18e siècle ont principalement porté sur ce qu’il est convenu d’appeler les « Lumières radicales », notamment Diderot et le milieu des Encyclopédistes ; mais également Voltaire, et il a été cofondateur et vice-président d’honneur de la Société Voltaire fondée en 2000. Parmi ses nombreuses publications – il est impossible de les citer toutes ici – quelques-unes symbolisent au mieux son univers de chercheur : Diderot et les matérialistes du dix-huitième siècle, Diderot et la Révolution française, une édition scientifique du Leviathan de Thomas Hobbes, un Manuel d’histoire littéraire de la France (1789-1848), maintes fois réédité. Il fut surtout le maître d’œuvre de la première édition des Œuvres complètes du Curé Meslier (1969-1972), en trois volumes, avec la collaboration déterminante de Jean Deprun et Albert Soboul ; cette publication fut honorée du Prix Dumas-Millier décerné par l’Académie française en 1972. Citons encore,   parmi bien d’autres textes, sa contribution importante en 1984 à L’Année Diderot avec Anne-Marie Chouillet et Françoise Dougnac.

 

Son appartenance – publiquement assumée – à la Franc-Maçonnerie (Grand Orient de France) l’amena à publier deux ouvrages liés au contexte décisif du bicentenaire de la Révolution française : Franc-maçonnerie et Révolution française": la Marseillaise maçonnique en 1792 et Histoire de la devise «"Liberté, Égalité, Fraternité"». Membre actif du CERM (Centre d’études et de recherches marxistes), il fit partie de la direction de la revue La Pensée.

 

Ayant noué des liens d’amitié avec Yves Bénot, qui avait le  premier travaillé sur les manuscrits du Fonds Vandeul au début des années 1950, Roland Desné prononça un vibrant hommage à ce défenseur de Diderot et des prises de positions anti-esclavagistes et anti-coloniales des Lumières à la BnF en octobre 2005, au moment de sa mort.

 

Surtout, Roland Desné a été un des co-fondateurs de la Société française d’étude du dix-huitième siècle (SFEDS) avec René Pomeau, Yvon Belaval, et Jean Fabre, en 1964. Dès lors l’engagement de Roland Desné dans la vie intellectuelle de la SFEDS ne se démentit jamais. Il fut l’un de ses deux représentants auprès de la Société internationale d’étude du dix-huitième siècle (SIEDS) pendant de nombreuses années, et il y joua un rôle de premier plan dans l’organisation des Congrès quadriennaux de cette Société.

 

En 1969, il fut l’un des fondateurs de la revue Dix-Huitième  Siècle, devenue l’organe annuel de la SFEDS. D’abord Secrétaire de la revue (no 1), où il fut associé à Paul Vernière, il exerça ensuite seul cette fonction, qui devint celle de Directeur de la revue à partir du n° 18 (1986). Avec le titre de Secrétaire de rédaction ou de Directeur, Roland Desné exerça alors la quasi totalité des tâches pour cette revue, aussi bien pour le contenu scientifique des volumes annuels et les relations avec les auteurs, que pour la gestion matérielle de la publication, notamment les relations avec l’imprimeur (qui fut longtemps France-Quercy) et le diffuseur (d’abord les Éditions Garnier, puis les PUF). Ainsi, même si un Comité de rédaction fut rapidement mis en place, Roland Desné a incarné pour les lecteurs, et plus généralement pour le public, la revue Dix-Huitième Siècle. Il y consacra pendant 35 années l’essentiel de son temps et de son énergie, jusqu’à la parution du no 35, en 2004.

 

 

 

Au moment de sa disparition, la Société française d’étude  du dix-huitième siècle ne peut qu’adresser à sa mémoire de vifs et sincères remerciements. Au-delà des inévitables querelles de personnes – qui ont parfois ponctué la vie de cette Société comme de toutes les autres –, il importe de souligner combien son engagement et son dévouement ont été décisifs pour le bon fonctionnement de la revue. Aux yeux du public – universitaires ou simples érudits – Roland Desné a incarné la revue Dix- Huitième Siècle et a efficacement contribué à son rayonnement national et international. Qu’il en soit remercié.

 

Marcel DORIGNY

In memoriam

SOPHIE LEFAY (1965-2020)

 

Sophie Lefay nous a quittés le 12 mai, bien avant l’heure qui aurait dû être la sienne. Rares sont les dix-huitémistes à n’avoir pas croisé ses travaux, plus rares encore ceux qui, les ayant croisés, n’en ont pas su mesurer l’intérêt. Sophie était généreuse et attentionnée, ouverte aux autres et à leurs idées. Elle savait être drôle et appréciait les jeux d’esprit et de mots. Elle portait son érudition avec légèreté mais sans compromis. Ses analyses, des textes comme des êtres, étaient tout en finesse.

Après une maîtrise sur Beaumarchais, Sophie Lefay a décroché l’agrégation de lettres modernes et a effectué son stage d’agrégation au lycée Benjamin Franklin à Orléans. Elle a ensuite passé deux ans au cabinet du recteur dans cette même ville (1989-91). Elle était notamment chargée de la rédaction des discours dudit recteur. Elle a également préparé et soutenu à Paris X-Nanterre un D.E.A. sur la théorie des jardins en France à la fin du XVIIIe siècle. Ce travail constituait la première étape de ce qui conduirait à une thèse soutenue dans la même université en 1998, alors qu’elle était PRAG à l’Université de Reims : Réflexions et rêveries sur les jardins en France (1761-1808). L’aboutissement de cette recherche est un livre, L’Invention du jardin romantique en France, de Sophie Le Ménahèze (comme elle signait alors), paru en 2001 aux éditions Spiralinthe avec une préface de Michel Baridon et couronné du prix P.-J. Redouté du « Meilleur livre de jardin – mention historique ».

Dès son travail doctoral, Sophie Lefay affichait une originalité d’approche. Elle se fondait sur un ensemble varié de textes dont certains se situent aux marges de ce qui est considéré comme canoniquement littéraire et s’intéressait à leurs prolongements, par exemple en peinture ou dans les arts décoratifs. Le point commun des éléments de son corpus était de prendre à bras le corps les questions d’aménagement de l’espace et de mettre à l’épreuve des catégories esthétiques nouvelles dont les ramifications se prolongent bien au-delà de l’art des jardins (le pittoresque, l’irrégulier, le romantique). Différents travaux ultérieurs de Sophie Lefay entretiennent un rapport avec ce volume fondateur, notamment son intérêt pour ce que l’on désigne sous le nom d’écopoétique, pour la littérature viatique – elle a fourni en 2016 une édition fort utile de trois guides de Paris dans la collection de la SFEDS (Tableaux de Paris : Caraccioli, Henrion et Poujoulx) – et pour les inscriptions, que ce soient celles des stèles des jardins, des monuments publics ou des tombeaux.

La thèse de Sophie Lefay lui a valu d’être élue à l’université de Limoges où elle devait rester jusqu’en 2007. Elle y disposa d’un semestre sabbatique pour parachever un important travail : en 2004, la parution des Éléments de littérature de Marmontel, chez Desjonquères, dans une version annotée, a rendu un fier service aux chercheurs et témoigne de l’intérêt de l’éditrice pour la transmission des savoirs, un domaine qui continuait de l’occuper au moment de son décès. Elle avait engagé une enquête sur cette question entre Perrault et La Harpe, en se penchant sur des textes d’auteurs comme Titon du Tillet ou Rollin, mais encore de polémistes comme Irail ou de polygraphes comme Couret de Villeneuve.

En 2007, Sophie Lefay devait rejoindre l’université d’Orléans où elle mena une activité de recherche intense au sein du laboratoire POLEN. En 2013 elle a soutenu, sous le beau titre « La littérature du XVIIIe siècle dans et hors les livres », une habilitation dont l’inédit, L’Éloquence des pierres, a été publié par Garnier en 2015. Elle y offre au lecteur une poétique de l’inscription qui embrasse à la fois des textes anonymes et les pratiques et réflexions d’auteurs comme Parny, Rétif, Chateaubriand ou Bernardin de Saint-Pierre. Justement remarqué, l’essai a fait l’objet de nombreuses recensions et a valu à son auteur une invitation au Collège de France pour le présenter dans le cadre d’un colloque de mai 2018 sur « Histoire littéraire : nouveaux objets, nouvelles méthodes », organisé par Antoine Compagnon (l’enregistrement est disponible ici : https://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon/symposium-2018-05-31-10h20.htm), et un passage à la Fondation des Treilles pour évoquer le « langage des murs » dans le cadre d’un colloque intitulé « Avoir une âme pour les pierres ». Les années creuses en termes de postes, le refus de voir l’importance des recherches sur des domaines non canoniques et des phénomènes de mandarinat trop souvent présents dans les nominations en littérature française du XVIIIe siècle expliquent l’inexplicable : avec un dossier comme le sien, Sophie Lefay n’a pas été professeur alors que d’autres le sont.

Sophie Lefay a organisé des colloques et journées d’étude sur le thème de la frontière (2001) et du panorama (2005) à Limoges, puis autour des Lumières à Orléans en 2009 et 2010, un colloque bi-site, « Promenades et rituels sociaux » (2016-17 – Orléans et Oxford) et une journée d’étude sur « Les espaces du secret » (2018) à Orléans. Trois ouvrages collectifs sont sortis de ces différentes manifestations. Le programme 2016 de l’agrégation de lettres a offert à Sophie Lefay l’occasion de préparer un volume de Nouveaux regards sur la trilogie de Beaumarchais (Garnier, 2015), dont les quinze contributions mettent en évidence les solidarités profondes entre des pièces si souvent étudiées indépendamment les unes des autres. Elle a également codirigé, en collaboration avec François Roudaut, un volume des Travaux de littérature sur le thème de La Force (2016). Une soixantaine d’articles – certains encore sous presse – témoignent encore de la vitalité de son esprit, de l’étendue de ses domaines d’investigation, de l’envergure de ses compétences.

Sophie Lefay, outre deux années passées en lycée, a enseigné à tous les niveaux de l’université, de la première année de licence à l’agrégation. Elle partageait volontiers ses connaissances. Nombre d’entre nous avons encore dans nos papiers des références communiquées au dos d’une carte de son écriture précise. Au-delà de ses pairs, elle s’est adressée à des publics de lycéens et de premier cycle dans des éditions et études à caractère pédagogique des Fausses confidences, de Manon Lescaut, de Candide. Elle a aussi contribué à des entreprises de vulgarisation du savoir ou de diffusion de textes de l’époque classique à destination du grand public. Le panorama et les frontières, objets de ses deux premiers colloques, sont comme des métaphores de son approche, soucieuse toujours de situer un objet précis dans son contexte, mais aussi de mettre à l’épreuve les seuils, historiques ou génériques.

Chercheuse remarquable, estimée par ses étudiants pour ses qualités pédagogiques, scientifiques et humaines, Sophie Lefay était aussi une collègue appréciée qui prenait pleinement part à la vie universitaire en assumant d’importantes tâches collectives. Elle a dirigé le master MEEF, elle qui était une préparatrice chevronnée aux différents concours, auteur de deux ouvrages de méthodologie. Elle a été à la tête du département de Lettres d’Orléans et membre du CEVU. Elle a siégé dans de nombreux jurys de concours (CAPES, agrégations de lettres modernes et classiques, entrée à l’ENS Ulm et Lyon) et été membre élue du CNU pour la mandature 2007-11. En 2018- 19, elle a participé, dans le cadre d’une mission nationale, à l’élaboration et à la rédaction des programmes de français des classes de Seconde et de Première ainsi que de l’enseignement de spécialité de Première et de Terminale, Humanités : littérature et philosophie. Au sein de la SFEDS, Sophie a été membre du Conseil d’Administration et trésorière adjointe de 2009 à 2016. Nous sommes nombreux à nous souvenir de son efficacité souriante, de ses remarques pertinentes, du sens du devoir qui l’animait.

Sophie Lefay avait accompagné les dernières années de sa mère avec dévouement et affection. Elle n’aurait pas dû la suivre d’aussi près. À son mari, François Roudaut, et à ses filles Juliette et Faustine Le Ménahèze, nous exprimons nos condoléances en redisant notre admiration pour Sophie Lefay comme chercheuse, comme collègue, comme personne et comme amie.

Catriona Seth

In memoriam

 

JEAN STAROBINSKI (1920-2019)

Jusqu’à la fin et en dépit de son très grand âge, Jean Starobinski aura été pleinement présent sur la scène intellectuelle. C’est qu’il y a toujours eu dans son sourire et dans sa politesse, quelque chose d’incroyablement résolu et une farouche détermination. Après avoir si brillamment redonné vie à de grandes œuvres littéraires, qu’il désigne joliment comme « nos chères disparues », il a consacré ses dernières années à d’ultimes révisions en réunissant nombre de ses écrits jusque-là dispersés. À vrai dire, il s’est livré à ce travail éditorial depuis le début puisque son mode d’écriture de prédilection a toujours été l’essai d’une soixantaine de pages et que pratiquement tous ses livres sont des collections de ces pierres fondatrices. Ainsi en allait-il déjà de Montaigne en mouvement (en 1982) qui réunissait une série de contributions procurées sur vingt ans. Plus récemment, en 2012, Jean Starobinski a regroupé dans Accuser et séduire douze essais sur Rousseau (publiés entre 1972 et 2012) et dans Diderot, un diable de ramage quinze études (données entre 1970 et 1995).

Son bonheur et sa stupéfiante ténacité à mettre la dernière main à ses écrits pour nous les offrir dans la forme la plus aboutie à ses yeux, lui a valu de recevoir de nombreuses marques de notre gratitude : de grands colloques autour de son œuvre (Paris, Baltimore, New-York), des numéros spéciaux de revue (Critique en 2018), comme des cérémonies pleines de ferveur à Genève. La dernière eut lieu, le 28 juin 2016, à l’occasion de la parution de La beauté du monde. La littérature et les arts, un gros volume dans la collection quarto de Gallimard, réunissant des textes qui portent sur des œuvres du XIXe et XXe siècles. Martin Rueff, maître d’œuvre de cette édition, a magistralement retracé le parcours intellectuel du critique en fournissant de surcroît toutes sortes de documents dont un remarquable dossier iconographique.

Lorsque le jeune Starobinski assista, en 1937, à la soutenance de thèse d’Albert Béguin, il eut la révélation de ce monde académique qui serait le sien. Marcel Raymond dont il fut l’élève, lui mit très tôt le pied à l’étrier en lui demandant d’être son assistant et il allait jouer plus tard un rôle décisif dans sa carrière universitaire genevoise. Puis un autre bon guide, Georges Poulet, le fit inviter à l’université de Johns Hopkins où il enseignait lui-même avec Leo Spitzer. C’est sous l’égide de ces deux maîtres que Jean Starobinski conçut son herméneutique littéraire qui donne toute sa part à la stylistique. Mais durant son séjour de trois ans à Baltimore (1953-1956), il n’avait pas encore choisi définitivement sa voie, si bien qu’il en revint avec deux thèses : une pratiquement achevée en histoire littéraire, sous la direction de Marcel Raymond, qui s’imposera comme son chef d’œuvre en 1958 (La Transparence et l’obstacle) et les éléments d’une thèse de médecine sur la mélancolie (qui sera publiée en 2012 dans un recueil intitulé L’Encre de la mélancolie).

De retour à Genève, Jean Starobinski mena un moment de front une activité médicale et des cours de littérature à l’université, jusqu’à ce que Marcel Raymond fasse créer pour lui, en février 1958, une chaire d’histoire des idées à la Faculté des lettres. Après l’installation avec Jacqueline son épouse, au 12 rue de Candolle, juste en face de l’entrée principale de l’université, pouvait commencer cette vie si bien remplie que nous connaissons. En traversant la rue, Jean Starobinski retrouvait tout un milieu intellectuel composé des éditeurs de Rousseau dans la Bibliothèque de la Pléiade (Marcel Raymond et Bernard Gagnebin) et d’autres durables complices comme Jean Rousset et Bronislaw Baczko.

C’est d’abord le grand dix-huitiémiste que l’on retiendra, dont l’ancrage dans les Lumières était tout simplement (si l’on peut dire) Rousseau et Diderot qui lui permirent d’aller à l’essentiel. On lui saura gré de nous avoir appris à les lire. C’était la mission qu’il s’était donnée, « ni plus, ni moins » dit-il, c’est-à-dire en opérant sans afféterie, avec les scrupules et la discrétion que requerrait, selon lui, la méthode interprétative : bien choisir d’abord la zone où intervenir, car l’exégèse a quelque chose à voir avec le scalpel, puis garder la bonne distance afin de maintenir toujours en vie la « relation critique ». Pour commenter les grands textes littéraires, Jean Starobinski met à contribution un impressionnant savoir (scientifique, médical, linguistique, philologique, philosophique), sans jamais quitter pour autant le cadre strict de l’analyse interne qui restera toujours sa marque. Dans son commentaire du « Dîner de Turin », célèbre passage des Confessions, il met en abyme avec brio (comme le fait Rousseau pour lui- même) ses propres capacités d’analyse, ce qui confère à ce morceau de bravoure un caractère exemplaire. Ce panache dont fait montre le jeune Jean-Jacques dans cet épisode, on l’a retrouvé dans le brillant exercice de conférencier qui a toujours été un aspect essentiel du talent de Jean Starobinski.

Au-delà des cercles universitaires, ce dernier eut de nombreux contacts avec des artistes et avec des écrivains comme Pierre-Jean Jouve, Nicolas Bouvier, Yves Bonnefoy. L’éditeur genevois Albert Skira lui permit de publier L’invention de la liberté (1964) et Portrait de l’artiste en saltimbanque (1970) où il s’est vaillamment confronté, dans le sillage de Diderot, aux arts visuels. Mais par sa pratique du piano, Jean Starobinski était destiné à s’intéresser surtout à la musique et à faire preuve dans son étude des textes d’une grande sensibilité musicale venant enrichir cette écoute qu’il tenait de sa formation médicale si bien qu’on peut le considérer lui aussi comme un « musicien des idées » pour reprendre la belle formule qu’il applique à Roland Barthes. Dans Les enchanteresses, publié en 2005, il a réuni un ensemble de textes qui portent principalement sur l’opéra où il s’interroge sur « l’antique alliance de la parole et de la musique ». C’est évidemment dans le dernier ouvrage paru (La beauté du monde. La littérature et les arts) qu’il déploie, dans des formats plus courts qu’à son habitude, toute sa palette de grand déchiffreur de signes.

Pour se prémunir contre cette sempiternelle critique des Lumières venue principalement d’Adorno et d’Horkheimer, Jean Starobinski sera toujours un formidable antidote car l’universalisme prétendument « abstrait » lui convenait apparemment mieux que les vérités relatives des approches identitaires qui se révèlent aujourd’hui un terrible désastre pour nos études. Contre le mauvais son de la culture de la haine qui nous submerge actuellement, sa modération héritée de Montesquieu est un précieux recours. Au moment où j’écris ces lignes, j’apprends la mort de Jean-Pierre Richard (1922-2019). Ainsi nous quittent en même temps deux grands maîtres qui illuminèrent nos études durant tant d’années. Il faut espérer que les jeunes générations continuent à les lire et à voir en eux des guides irremplaçables.

 

Jean-Claude Bonnet

In Memoriam

PIERRE RÉTAT (1932-2018)

Dans ses « Confessions d’un dix-huitiémiste » (Être dix-huitiémiste, témoignages re- cueillis par Serguei Karp, Centre international de Ferney-Voltaire, 2003), Pierre Rétat donnait comme point de départ de sa vocation, la lecture des Pensées de Montesquieu dans le parc du château de Compiègne ; il avait alors dix-huit ans. Robert Mauzi à l’E.N.S., Jean Fabre et René Pintard à la Sorbonne devaient le confirmer dans cette orientation première. Les années 60 avaient connu un éveil remarquable des recherches dix-huitiémistes. Voltaire, Rousseau, Diderot, Montesquieu en ont profité. Pierre Rétat a choisi Bayle plutôt que Montesquieu ; guidé par René Pintard et Élisabeth Labrousse, dont le Pierre Bayle venait de paraître, il s’est consacré à ce qu’il nommait une « fête de l’intelligence ». En 1971 paraissait sa thèse, Le Dictionnaire de Bayle et la lutte philosophique au XVIIIe siècle.

Il a mené toute sa carrière à l’université de Lyon ; assistant, puis maître de conférences (1969) et professeur (1988), il y a créé une équipe de recherche remarquablement productrice. Lui qui avait travaillé si longtemps en solitaire, s’est associé à Claude Labrosse, à Henri Duranton, à Robert Favre, à Pascale Ferrand, secrétaire du Centre de Recherche sur le XVIIIe siècle, pour lancer une vaste enquête sur les Mémoires de Trévoux et la presse du temps. En collaboration avec l’équipe de Grenoble, il a organisé de multiples rencontres et publié avec ses fidèles compagnons une dizaine de volumes qui ont renouvelé notre connaissance des gazettes. Le rapport entre la presse et l’histoire, qui avait mené à un premier volume sur l’année 1734, l’a mené jusqu’à l’étude des journaux révolutionnaires : peu d’historiens ont connu, aussi bien que lui et son fidèle associé, Claude Labrosse, toute l’étendue du monde classique de l’information.

On connaissait sa prudence, sa timidité, sa méfiance à l’égard des synthèses trop ambitieuses ; dans son exploration des gazettes, ce continent immense et complexe, l’équipe lyonnaise s’est montrée audacieuse, perspicace, inventive, et elle a su attirer dans ses colloques tous les historiens de la presse d’Europe et d’Amérique. Cette habitude de travailler en équipe a conduit les équipes de Lyon et de Grenoble à s’associer aux activités de la SFEDS, née elle-même d’un souci de favoriser les centres et équipes dix-huitiémistes. Pierre Rétat a été secrétaire général de la Société sous la présidence de Jean Sgard ; il lui a succédé en 1991. La SFEDS lui doit sans doute une part de cette régularité, de cette rigueur qui lui sont propres.

La carrière intellectuelle de Pierre Rétat, si bien remplie, semblait s’achever quand il s’est joint à l’équipe Montesquieu. Il a dirigé trois tomes des Œuvres complètes ; son dernier travail a paru il y a seulement quelques mois : l’édition des Notes sur Cicéron lui a permis de renouer avec ses recherches initiales sur Bayle et les combats de l’esprit qui se prolongent au XVIIIe siècle. Il a ainsi mené jusqu’au bout une pratique exemplaire de l’édition critique, d’une érudition rigoureuse, d’une attention subtile au mouvement des idées et aux contextes intellectuels et historiques, enrichie par une connaissance exceptionnelle du XVIIIe siècle dans toutes ses dimensions.

En 2004, lorsque Jean Ehrard a souhaité se retirer de la codirection des Œuvres complètes de Montesquieu qu’il avait fondées, il a repris cette charge. Il l’a assumée pendant quatorze ans avec l’énergie et le courage que nécessitent des entreprises aussi complexes. La fatigue l’avait contraint à s’en retirer début juin, quelques jours avant sa mort.